Ted Turlings, le biologiste qui décrypte l’appel au secours odorifère des plantes

Ted Turlings, biologiste de renom, est le lauréat cette année du Prix scientifique suisse Marcel Benoist. Ses recherches ont eu un impact mondial dans les sciences de l’environnement et ont contribué à la compréhension des phénomènes complexes qui se jouent au niveau de la communication entre les animaux et les plantes.

11.12.2023
Auteur/e: Laura Stirnimann
Un scientifique dans un laboratoire avec des plants de maïs
À l’échelle mondiale, Ted Turlings est à l’avant-garde de la recherche dans le domaine que l’on appelle écologie chimique et qui, comme son nom l’indique, s’intéresse aux processus chimiques qui permettent à différents organismes végétaux et animaux d’interagir entre eux. Il est professeur ordinaire à l’Université de Neuchâtel depuis 1996 et dirige depuis 2014 le Centre de Compétence en Ecologie chimique qui y est établi. Photo: Daniel Rihs

En 1990, à l’époque où il mène ses travaux de recherche aux États-Unis, Ted Turlings découvre que les plantes se défendent contre les insectes ravageurs en produisant des substances odorifères qui, à dessein, attirent les prédateurs de leurs ennemis. Il constate en effet que les plants de maïs utilisés dans ses expériences ont la faculté d’émettre des composés volatils qui attirent des guêpes ou des nématodes. Ces derniers pondent alors leurs larves dans les chenilles qui s’attaquent aux feuilles et aux racines des plants de maïs. Ne pouvant échapper à leurs assaillants, les chenilles meurent les unes après les autres. Ces résultats ont depuis lors ouvert la voie à de nouvelles méthodes fondées sur des interactions naturelles pour une agriculture plus durable et une utilisation réduite de pesticides.

L’appel au secours des plantes

À l’époque des travaux initiaux, l’équipe de recherche suppose dans un premier temps que la guêpe est attirée par l’odeur de la chenille ou par ses déjections. Toutefois, elle observe rapidement que c’est bien le maïs, lorsqu’il est attaqué, qui émet les substances odorifères attirant la guêpe. Ted Turlings pense alors qu’une simple déchirure de la feuille de maïs pourrait être le déclencheur de l’effet, mais c’est encore une fausse piste: il apparaît clairement qu’en l’absence de la chenille, la plante, pourtant abîmée volontairement, n’éveille pas le moindre intérêt chez la guêpe. En revanche, lorsque la salive de la chenille est appliquée sur une feuille intacte, la guêpe se rue sur cette dernière. Dès lors, le point de bascule est définitivement franchi: «C’était très intrigant, se rappelle-t-il, car cela suggérait que la plante reconnaît l’organisme vivant qui la ronge, et réagit en émettant des molécules volatiles spécifiques qui font office d’un appel à l’aide destiné à la guêpe parasitoïde.» 

Une guêpe parasitoïde Cotesia marginiventris pond des œufs dans la chenille Spodoptera exigua.
Une guêpe parasitoïde Cotesia marginiventris pond des œufs dans la chenille Spodoptera exigua. Photo: Ted Turlings

Par la suite, il parvient le premier à déterminer l’identité chimique exacte des molécules excrétées par le maïs. Les résultats de ses recherches sont publiés en 1990 dans la revue Science.

Au fil des décennies de recherche, les succès s’enchaînent. Le groupe de Turlings parvient à identifier la molécule en jeu dans la salive des chenilles, qu’il baptise volicitine. Il met ensuite au jour le gène du maïs qui, une fois activé par la salive, déclenche la production des molécules odorifères. Dans la foulée, l’équipe parvient encore à montrer que les plantes saines qui se trouvent à côté d’une plante attaquée perçoivent elles aussi les signaux d’alerte volatils de cette dernière.

Depuis la découverte fondamentale de Ted Turlings, diverses équipes de recherche ont montré que le mécanisme d’appel au secours est répandu dans la nature, l’observant sur d’autres espèces de plantes et d’insectes prédateurs, si bien que le champ de recherche en écologie chimique n’a cessé de s’étendre.

Applications concrètes en agriculture

Les résultats des recherches menées par Ted Turlings ont petit à petit été transformés en applications concrètes. Depuis 2018, le chercheur développe des appareils dotés de capteurs biochimiques pour détecter les composés volatils émis par les plantes attaquées, dans le cadre du projet Agriscents soutenu par le Conseil européen de la recherche. L’objectif est de pouvoir ainsi alerter les responsables d’exploitations agricoles de la présence de ravageurs. Ces capteurs permettraient de détecter et d’identifier 80 à 90% des plantes attaquées. Autrement dit, à l’avenir, les pesticides pourraient n’être pulvérisés que là où les ravageurs ont été détectés, soit de manière ciblée. L’utilisation de produits phytosanitaires deviendrait ainsi beaucoup moins systématique. 

Prix scientifique suisse Marcel Benoist

Le Prix scientifique suisse Marcel Benoist met à l’honneur des chercheurs qui ont fait avancer les connaissances scientifiques à un niveau fondamental et dont les travaux de recherche ont été réalisés principalement en Suisse. Doté de 250 000 francs suisses, il est décerné chaque année depuis 1920.

Maïs dans le laboratoire
Maïs dans le laboratoire de chimie écologique de l’Université de Neuchâtel. Photo: Olivier Dessibourg

Contribuer à la sécurité alimentaire

Pour Ted Turlings, ces travaux s’inscrivent dans une réflexion portant sur des enjeux globaux: «L’agriculture est à la base de très nombreux problèmes, si l’on pense par exemple aux quantités faramineuses de pesticides répandus, avec des conséquences négatives majeures pour l’environnement et au détriment des personnes qui les épandent sans protection, notamment en Afrique et en Asie.» Les pays à forte capacité d’innovation comme la Suisse ont, toujours selon le biologiste, un devoir moral d’augmenter, par le biais de leurs recherches, la sécurité alimentaire tout en minimisant l’impact de l’agriculture sur l’environnement. Or, ses recherches démontrent bien que, pour ce faire, la nature nous offre des solutions fiables et bon marché.

Ted Turlings ne regrette pas d’avoir choisi de poursuivre ses recherches en Suisse: «L’Université de Neuchâtel est certes petite et peu connue, mais nous avons ici des chercheurs remarquables et j’y ai la possibilité d’explorer des voies de recherche singulières.» À cet égard, il remercie entre autres le Fonds national suisse, qui apporte depuis des années un soutien sans faille à ses travaux.

Des technologies inspirées par la nature

Ted Turlings explique que la portée de ses travaux dépasse largement le cadre de la recherche scientifique: «Combiner les pratiques agricoles traditionnelles avec des technologies innovantes mais simples et inspirées par la nature rendra l’agriculture plus intéressante et valorisante. Développer de nouvelles stratégies durables pour trouver des solutions à la question de la sécurité alimentaire aura aussi un impact économique positif. Cela pourrait inciter les jeunes agricultrices et agriculteurs de ces pays à en profiter au lieu de prendre part aux mouvements migratoires, comme c’est encore souvent le cas.»

À l’orée de l’âge officiel de la retraite, Ted Turlings compte développer pleinement une nouvelle dimension de ses découvertes fondamentales effectuées il y a quatre décennies – toujours poussé par sa curiosité envers la nature, dont il a fait le fil rouge de sa vie.


Contact
Aurélia Robert-Tissot, SEFRI Conseillère scientifique et secrétaire de la fondation Marcel Benoist, unité Politique des hautes écoles aurelia.robert-tissot@sbfi.admin.ch +41 58 484 49 41
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Laura Stirnimann